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Un langage plus ancien que les mots

Aborder l’ineffable

Écoutez: lu par Audrey Vernon

« Un langage plus ancien que les mots » devait initialement aborder le fait que nombre d’entre nous font l’expérience de communications inter-espèces au quotidien, mais que presque personne n’en parle publiquement. Ce livre allait être une collection d’histoires heureuses de communication inter-espèces, mais j’ai très rapidement réalisé qu’écrire un livre heureux à propos de relations humaines et non-humaines serait, au point où nous en sommes, profondément malhonnête. De plus, un livre visant à montrer que les non-humains peuvent penser et communiquer serait profondément sectaire et dégradant, comme si quelqu’un écrivait un livre montrant que les blondes peuvent penser, ou que les juifs ne sont pas des sous-humains. Cela permettrait au chauvinisme et au sectarisme de la culture dominante de demeurer incontestés.

A la place, j’ai cherché à répondre aux questions suivantes : pourquoi certains d’entre nous écoutent, et d’autres non? Pourquoi certaines personnes se fichent-elles de ceux qu’elles exploitent? Pourquoi exploitent-elles? J’ai réalisé qu’avant de pouvoir exploiter l’autre, vous devez le réduire au silence. C’est à ce moment-là que le livre s’est transformé en ce qu’il est devenu.

Il existe un langage bien plus ancien et plus profond que les mots. C’est le langage des corps, d’un corps contre un corps, du vent sur la neige, de la pluie sur les arbres, des vagues sur les rochers. C’est le langage du rêve, du geste, du symbole, du souvenir. Nous avons oublié ce langage. Nous ne nous souvenons même plus qu’il existe.

Afin de maintenir notre mode de vie, nous devons, au sens large, nous mentir les uns aux autres, et particulièrement à nous-mêmes. Il n’est pas nécessaire que les mensonges soient particulièrement plausibles. Les mensonges servent de remparts contre la vérité. Ces remparts contre la vérité sont nécessaires, parce que, sans eux, de nombreux actes déplorables deviendraient impossibles. La vérité doit à tout prix être évitée. Quand nous permettons à des vérités évidentes de passer outre nos défenses et de pénétrer dans nos consciences, elles sont traitées comme autant de grenades roulant sur la piste de danse d’une improbable fête macabre. Nous tentons de rester hors de danger, de peur qu’elles n’explosent, brisent nos illusions, et nous laissent face à ce que nous avons fait au monde et à nous-mêmes, face aux personnes creuses que nous sommes devenus. & nous évitons donc ces vérités, ces vérités flagrantes, et continuons la danse de la destruction du monde.

Comme c’est le cas pour la plupart des enfants, quand j’étais jeune, j’entendais le monde parler. Les étoiles chantaient. Les pierres avaient des préférences. Les arbres avaient des mauvais jours. Les crapauds tenaient des débats animés, se vantant de la bonne prise de la journée. Comme des bruits parasites à la radio, l’école ainsi que d’autres formes de socialisation commencèrent à interférer avec ma perception du monde animé, et pendant de nombreuses années j’ai presque cru que seuls les humains parlaient. Le fossé entre ce dont j’avais fait l’expérience et ce que je croyais à peu près me perturbait profondément. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à comprendre les implications personnelles, politiques, sociales, écologiques et économiques de vivre dans un monde réduit au silence.

Ce mutisme imposé est au cœur des rouages de notre culture. Ce farouche refus d’entendre les voix de ceux que l’on exploite est essentiel pour que nous les dominions. La religion, la science, la philosophie, la politique, l’éducation, la psychologie, la médecine, la littérature, la linguistique et l’art ont tous été mis à contribution en tant qu’outils de rationalisation de la réduction au silence et de l’avilissement des femmes, des enfants, des autres races, des autres cultures, du monde naturel et de ses membres, de nos émotions, de nos consciences, de nos expériences et de nos histoires culturelles et personnelles.

Ma propre introduction à ce mutisme imposé — et il en va de même pour un grand pourcentage d’enfants au sein de nombreuses familles — se fit des mains (et des parties génitales) de mon père, qui battait ma mère, mes frères et mes sœurs, et qui violait ma mère, ma sœur, et moi-même. Je ne peux que spéculer qu’étant le plus jeune, mon père a alors en quelque sorte jugé plus approprié qu’au lieu de me battre, il me forcerait à regarder, et à écouter. Je me souviens de scènes — vaguement, comme d’un rêve ou d’un film — des bras gesticulants, de mon père pourchassant mon frère Rob autour de la maison. Je me souviens de ma mère tirant mon père dans leur chambre afin de recevoir les coups qui auraient autrement fini sur ses enfants. Nous nous asseyions dans la cuisine, visages de marbre, audience attentive des gémissements étouffés qui s’échappaient à travers les murs trop fins.

C’est de cette imprécision avec laquelle je me remémore ces images formatrices dont il est ici question, parce que la pire chose que mon père ait fait va au-delà des coups et des viols, jusqu’au déni que quoi que ce soit ait eu lieu. Non seulement des corps furent brisés, mais brisé aussi fut le socle de la connexion entre mémoire et expérience, entre psyché et réalité. Son déni faisait sens, non seulement parce qu’une reconnaissance de la violence aurait porté préjudice à son image d’avocat respecté, prospère et profondément religieux, mais plus simplement parce que l’homme qui bat ses enfants ne pourrait pas en parler honnêtement et continuer à le faire.

Nous devinrent une famille d’amnésiques. L’esprit ne contient pas la place pour enregistrer ces expériences, et puisqu’il n’y avait vraisemblablement aucune échappatoire, nous souvenir de ces atrocités n’avait aucun intérêt. Nous avons donc appris, jour après jour, à ne pas faire confiance à nos perceptions, et qu’il valait mieux pour nous que nous n’écoutions pas nos émotions. Quotidiennement nous oubliions, et si un souvenir remontait à la surface, nous oubliions à nouveau. Il y avait des coups, suivis d’une bref contrition et de mon père qui demandait « pourquoi m’as-tu poussé à le faire? », et ensuite? Rien, sauf les preuves gênantes: une porte cassée, des sous-vêtement imbibés d’urine, une cloison en bois que mon frère avait arrachée à maintes reprises en essayant de gagner de la vitesse en abordant l’angle. Une fois celles-ci réparées, il n’y avait plus rien pour se souvenir. Nous « oubliions » donc, et le schéma se reproduisait.

La volonté d’oublier est l’essence de la réduction au silence. Comprenant cela, j’ai commencé à faire plus attention au « comment » et au « pourquoi » de l’oubli — a donc commencé un voyage vers le souvenir.

Qu’oublions nous d’autre? Pensons-nous à la dévastation nucléaire, ou à la sagesse de produire des tonnes de plutonium, létal même en doses microscopiques pour bien plus de 250 000 ans? Le réchauffement climatique envahit-il nos rêves? Dans nos moments les plus sérieux, considérons-nous le fait que la civilisation industrielle a initié la plus importante extinction de masse de l’histoire de la planète? Pensons-nous souvent au fait que notre culture commette des génocides contre toutes les cultures indigènes qu’elle rencontre? Lorsqu’un(e) de nous consomme des produits fabriqués par notre culture, se soucie-t-il (ou elle) des atrocités qui les rendent accessibles?

Nous n’arrêtons pas ces atrocités, parce que nous n’en parlons pas. Nous n’en parlons pas, parce que nous n’y pensons pas. Nous n’y pensons pas, parce qu’elles sont trop horribles à concevoir. Comme l’expert en traumatisme Judith Herman l’écrit, « la réponse ordinaire à ces atrocités est de les bannir de la conscience. Certaines violations du pacte social sont trop horribles pour être énoncées à voix haute: c’est la signification du mot ineffable. »

Tandis que le tissu écologique du monde naturel s’effile autour de nous, peut-être est-il temps de commencer à parler de l’ineffable et d’écouter ce que l’on a jugé inécoutable.


Traduction: Nicolas CASAUX

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