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Ce n’est pas ma faute

Il y a des années, j’ai écrit : « Tous les matins quand je me réveille je me demande si je devrais écrire ou exploser un barrage. » J’ai écrit ceci parce que peu importe avec quelle ardeur les militants œuvrent, peu importe avec quelle ardeur j’œuvre, peu importe le nombre d’études menées par les scientifiques, rien de tout cela semble avoir un impact. Les politiciens et les hommes d’affaires mentent, remettent à plus tard et simplement continuent à avoir un comportement destructeur soutenu par l’Etat. Et les saumons meurent. Je l’ai dit et le redis, c’est une relation confortable pour nous tous, excepté les saumons. Tous les matins je prends la même décision d’écrire et chaque matin j’ai le sentiment de plus en plus fort que je prends cette maudite mauvaise décision. Les saumons sont dans une situation bien pire que quand j’ai écrit ces lignes pour la première fois.

J’ai honte de tout ça.

On assiste à leur extinction.

Et j’ai honte aussi de ça.

Pour masquer notre impuissance face à cette destruction, beaucoup d’entre nous sont tombés dans les mêmes habitus comportementaux que les enfants abusés, et pour en grande partie les mêmes raisons. Nous intériorisons trop la responsabilité. Ceci nous permet à nous militants de prétendre que nous avons au moins un certain pouvoir, si illusoire soit-il, de stopper ou de ralentir la violence qui est perpétrée sur nous et ceux que nous aimons, nous en avons des preuves. Et ne me faites pas un discours pour m’expliquer que si nous ne faisions pas ce travail, le processus de destruction serait encore plus rapide: bien sûr c’est le cas, et bien sûr il est nécessaire que nous poursuivions ces actions d’arrière-garde (…) mais rendez-vous compte à quel point c’est pathétique de constater que toutes nos « victoires » sont temporaires et défensives, et que toutes nos pertes sont permanentes et offensives? Je ne peux pas parler pour vous, mais je veux faire plus que simplement empêcher la destruction de tel ou tel endroits sauvages pendant un ou deux ans: je veux prendre l’offensive, battre ceux qui veulent détruire, réclamer ce qui est libre, sauvage et naturel, et le laisser récupérer par lui-même: je veux stopper les destructeurs sur la voie qu’ils se tracent, et je veux les rendre incapables d’infliger plus de dégâts. Ne plus rien laisser passer est le seul moyen de contenir la destruction ultime de la planète.

Mais nous laissons passer, et pour nous sentir un peu moins impuissants nous nous concentrons sur nous-mêmes. Nous sommes le problème. J’utilise du papier toilette donc je suis responsable de la déforestation. Je conduis une voiture donc je suis responsable du réchauffement global. Et peu importe si je n’ai pas créé les systèmes qui en sont la cause. Je n’ai pas créé l’exploitation forestière industrielle. Je n’ai pas créé l’économie pétrolière. La civilisation détruisait la planète depuis bien longtemps déjà avant que je naisse, et continuera – à moins que moi et d’autres, dont le monde naturel, stoppent tout ça – après ma mort.

Si je devais mourir demain, la déforestation continuerait avec la même violence. En fait, comme je l’ai montré dans un autre livre, 171 ce n’est même pas la demande qui dirige l’industrie forestière: la surcapacité des très couteuses usines de fabrication à papier et à fric (tout comme, bien sûr, la pulsion de mort de cette culture) détermine dans une grande mesure le nombre d’arbres à couper. De même, si je devais mourir, la culture de la voiture ne ralentirait pas d’un iota.

Oui, il est vital de faire des choix de vie pour réduire les dégâts causés de par le fait que nous sommes membres de la civilisation industrielle, mais s’assigner une responsabilité première, et se concentrer sur comment être meilleur, est une grosse excuse bidon, qui occulte la responsabilité. Avec le monde entier en jeu, cela témoigne d’une auto indulgence bien-pensante et égotiste. Et c’est aussi assez égocentrique. Et cela sert les intérêts de ceux qui sont au pouvoir en détournant notre attention.

Je fais ça tout le temps. Nous tuons la planète, je dis. Bien, non, pas moi, mais merci de me penser si puissant. Parce que je prends des douches chaudes, je suis responsable de l’assèchement des aquifères. Et bien, non. Plus de 90% de l’eau utilisée par les humains l’est par l’agriculture et l’industrie. Les 10% restants sont partagés entre les municipalités (qui ont des terrains de golf à entretenir) et les humains réels. Nous détruisons 107000 hectares de forêt par jour, ce qui représente une étendue plus large que NYC. Et bien, non, je ne détruis pas. C’est sûr, je consomme du bois et du papier, mais ce n’est pas moi qui ai fait ce système.

Voici l’histoire réelle: Si je veux stopper la déforestation, je dois démanteler le système qui en est responsable.

(…)

(Quelqu’un, dans la ‘Derrick Jensen Discussion Group‘) a dit: « Ceux qui sont au pouvoir veulent nous associer à eux, pour que nous fassions partie de ce ‘nous’ et devenions inséparables d’eux. De cette façon ils ne peuvent être mis en jeu, remis en cause ou renversés sans nous attaquer nous-mêmes. C’est le but ultime du nationalisme, de fusionner une nation entière dans un accord avec les dirigeants, de sorte qu’aucune action, et peu importe son obscénité, ne soit remise en question. Peut-être que c’est pour cette raison, quand j’accuse le gouvernement, le capitalisme, le complexe techno industriel ou la culture dans son ensemble, beaucoup de gens se mettent sur la défensive, comme si j’avais insulté leur mère.

Plus nous laissons ceux au pouvoir nous convaincre qu’on peut nous blâmer 172 pour nos actions, plus nous serons incapables de séparer ce que nous faisons de ce que nous sommes forcés de faire ou de ce que les dirigeants font en notre nom.(…) »


171 Jensen et Draffan, Strangely Like War.
172 Mes remerciements à Jeff et Milaka Strand pour cette analyse.

Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca

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No Responses — Written on June 15th — Filed in Français

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