Subscribe

Cherchez la morale…

Voici une question que je pose parfois: une action peut-elle sembler immorale selon un point de vue, et morale selon un autre point de vue? Selon le point de vue, par exemple, du saumon ou d’autres créatures, dont les humains, dont les vies dépendent des rivières naturelles, les barrages sont meurtriers et immoraux. Enlever les barrages serait, de ce point de vue, extrêmement moral.

Bien sûr la chose la plus morale aurait été de ne pas avoir, en premier lieu, construit de barrages. Mais ils sont construits, et on continue d’en construire partout dans le monde pour le bénéfice fiscal incessant à court terme des grandes compagnies et au détriment de la résistance certes déterminée mais habituellement vouée à l’échec, du pauvre. La deuxième chose la plus morale aurait été de laisser sortir lentement l’eau, de faire une petite brèche dans le barrage de prendre en compte tout ce dont il est nécessaire pour survivre (à l’opposé des exigences abstraites du système économique dominant) aux humains et non humains tout comme encore une fois de laisser les rivières couler librement. Mais les barrages sont là, ils tuent les rivières – à cause des barrages dans le nord ouest, par exemple, les saumons et les esturgeons disparaissent à toute vitesse et dans le sud ouest, je ne suis pas sûr d’apprendre quelque chose de plus si je dis que la rivière du Colorado ne se jette plus dans l’océan – et les systèmes politiques, économiques et sociaux actuels ont montré leur absence de réponse et leur irrémédiable propension à agir au détriment des besoins humains et non humains. Mais face à un choix entre des communautés naturelles fonctionnant sainement, et des profits (ou derrière ces profits, et les motivant, la centralisation du pouvoir), ceux au pouvoir bien sûr vont toujours opter pour le second choix. Quelle devient alors la chose morale à faire? Nous restons plantés là à regarder le dernier saumon mourir? Ecrivons-nous une lettre et attentons des procès alors que nous savons au fond de notre coeur que cela ne fera finalement aucune différence? Faisons-nous tomber les barrages nous-mêmes?

Voici une autre question: que veulent les rivières elles-mêmes?

Je cible quelque chose de bien plus vaste et profond que les quelques millions de mètres cubes de ciment qu’on a mis dans le barrage du Grand Coulee. Je veux dans ce livre examiner la moralité et la faisabilité de l’action de faire tomber non pas juste les barrages, mais aussi toute la civilisation. Je veux faire cet examen d’une manière qui soit la plus inflexible et honnête possible, même ou spécialement, au risque d’avoir à réfléchir sur des sujets qui sont normalement considérés comme étant en dehors des limites du discours.

Je ne suis pas le premier à dire que l’économie industrielle et bien sûr la civilisation (qui la sous tend et lui permet de croître), est incompatible avec les libertés des humains et des non humains, et en fait avec la vie humaine et non humaine.1 Si vous admettez que l’économie industrielle – et, sous-jacente, la civilisation – détruise la planète comme elle fait en ce moment, créant une souffrance humaine sans précédent parmi les pauvres (si vous n’acceptez pas cela, finissez-en et fermez ce livre, revenez doucement à vos occupations, allumez la télévision, reprenez un cachet: la drogue devrait faire effet rapidement, votre agitation va disparaître, vous oublierez tout ce que j’ai écrit, et ensuite tout sera parfait comme avant, tout comme les voix de la télévision ne cessent de vous le raconter), alors il devient clair que la meilleure chose qui puisse arriver, du point de vue essentiellement non humain tout comme celui de la grande majorité des humains, c’est que l’économie industrielle (et la civilisation) s’en aille, le plus vite possible, qu’il faut la ralentir le plus qu’il nous est humainement possible de le faire en attendant son effondrement final. Mais voici le problème: ce ralentissement de l’économie industrielle ne va pas convenir à la plupart de ceux qui en tirent profit, incluant presque tout le monde aux EU. Tous s’identifient tellement en tant que participants de l’économie industrielle, bien plus qu’en tant qu’êtres humains, qu’ils vont percevoir ce qui les dérange comme menaçant véritablement leur vie. Ces gens ne se laisseront pas déranger sans riposter. Quel est, alors la bonne chose à faire? Est-il possible de parler de changement social fondamental sans nous poser la question que les gandhistes avaient refusé de se poser?

Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca


1 Voir, par exemple, Lewis Mumford, Farley Mowat, R.D. Laing, et Derrick Jensen.

Filed in Français
No Responses — Written on June 15th — Filed in Français

Comments are closed.