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Violence: un mot, plusieurs applications

Je suis sûr que nous avons tous aujourd’hui entendu parler du cliché des Esquimaux, qui auraient dans leur langage près de 97 mots désignant la neige. Qu’on en finisse avec ce genre de conneries! Premièrement, ce ne sont pas des Esquimaux mais des Inuits. Deuxièmement, les traductions de ces mots sont loin d’être excitantes, du genre « neige poudreuse », « neige dure », « neige froide ». Comme ils ont plein de mots différents pour désigner la neige, ils n’ont pas besoin de formes adjectivales que l’anglais doit solliciter.

En suivant ces lignes, cependant, je pense que nous avons besoin de plus de mots pour désigner la violence. C’est absurde de voir que ce même mot est utilisé pour désigner quelqu’un perpétrant le viol, la torture, la mutilation ou le meurtre d’un enfant; et quelqu’un stoppant ce criminel en lui tirant une balle dans la tête. Le même mot utilisé pour désigner un lion des montagnes tuant une biche d’un rapide coup de crocs dans la colonne vertébrale et pour désigner un humain civilisé utilisant la méthode du « smackyface » sur l’enfant d’un suspect, ou bombardant des familles avec du BLU-82. Le même mot est souvent employé pour désigner une vitre brisée comme le meurtre d’un PDG, est employé pour décrire la production par ce PDG de toxines donnant le cancer aux gens du monde entier. Notez ça: on n’appelle pas le dernier fait énuméré violence mais production.

Parfois les gens me disent qu’ils sont contre toute forme de violence. Il y a quelques semaines, un activiste pacifiste m’a appelé et m’a dit que « la violence n’accomplit jamais rien, et en plus c’est vraiment stupide. »

Je lui ai demandé: « Vous êtes contre quels types de violences?

Tous les types de violence.

Comment mangez-vous? Et vous déféquez? Du point de vue des carottes et de la flore intestinale, respectivement, ces actions sont très violentes.

Ne soyez pas absurde, a-t-il dit, vous voyez ce que je veux dire. »

Vraiment non, je ne voyais pas. Les définitions de violence que nous employons normalement sont horriblement floues, spécialement pour ce mot si chargé émotionnellement, si vital ontologiquement, et si important en politique. Ce ventre mou sémantique rend nos discours entourant la violence encore plus vides de sens qu’ils devraient l’être, ce qui en dit beaucoup.

La conversation avec le pacifiste m’a vraiment amené à penser, d’abord à la définition de violence, et ensuite aux catégories. Il y a ceux qui montrent, avec raison, la relation entre les mots violence et forcer/violer/enfreindre (ndlt: violate) et disent qu’un lion des montagnes ne force/viole/enfreint pas une biche mais la tue simplement pour manger, ce qui n’est pas vraiment de la violence. De même, un humain qui tuait une biche ne commettrait pas un acte de violence, tant que le prédateur, dans ce cas l’humain, ne viole pas la relation fondamentale qui lie le prédateur et sa proie, autrement dit tant que le prédateur assure la continuation de la communauté de la proie. La violation, et donc la violence, viendrait seulement si ce lien est brisé. J’aime beaucoup cette définition.387

Une autre définition que j’apprécie, pour des raisons différentes: « Un acte de violence serait tout acte qui cause du mal, psychologique ou physique à autrui. »388 J’aime bien cette définition parce que son exhaustivité nous ramène à l’ubiquité de la violence, et je pense la démystifie un peu. Donc vous disiez que vous vous opposiez à la violence? Et bien dans ce cas vous vous opposez à la vie. Vous vous opposez à tout changement. La question d’importance devient alors: à quels types de violence vous opposez-vous?

Ce qui mène évidemment à l’autre chose à laquelle je pensais: les catégories de violences. Au risque de donner dans l’ad hoc, on peut facilement la diviser en différents types. Il y a, par exemple, la distinction entre violence volontaire et violence involontaire: la différence entre écraser un escargot par accident ou le faire intentionnellement. Alors il y aurait la catégorie de violence involontaire mais totalement prévisible: à chaque fois que je conduis je sais bien que des insectes vont s’écraser contre le pare-brise ( la mort de tel ou tel papillon de nuit est accidentelle, mais la mort des papillons de nuit est inévitable, si je conduis). Il y aurait à faire une distinction entre la violence directe, celle que je commets moi-même, et celle que j’ordonne de commettre. Sans doute G.W. Bush n’a asphyxié aucun enfant irakien, mais de part ses ordres il a entraîné la mort de ces enfants lors de l’invasion de leur pays (la mort de tel ou tel enfant peut être considérée comme accidentelle, mais la mort de ces enfants est inévitable, vu ce qu’il a ordonné). Un autre type de violence serait systématique, et par conséquent souvent caché: je sais depuis longtemps que la fabrication du disque dur de mon ordinateur résulte d’un procédé extrêmement toxique, et cause des cancers chez les femmes en Thaïlande et toute personne les assemblant, mais jusqu’à aujourd’hui je ne savais pas que la confection de la plupart des ordinateurs sollicite environ deux tonnes de matières premières (250 litres de carburants; 24 kilos de produits chimiques; 1800 litres d’eau; 2 litres de carburant et de produits chimiques et 35 litres d’eau sont nécessaires juste pour fabriquer deux puces de mémoire).389 L’achat que je fais d’un ordinateur contient toute cette violence cachée.

Il y a aussi la violence par omission: en ne suivant pas l’exemple de Georg Elser pour tenter de faire tomber Hitler, les bons Allemands ont été coupables des impacts de son règne sur le monde. En ne faisant pas tomber les barrages je suis coupable de leurs impacts sur ma terre.

Il y a la violence causée par le silence. Je vais vous parler de quelque chose que j’ai fait, ou plutôt que je n’ai pas fait, qui m’a causé plus de honte que tout ce que j’ai fait ou n’ai pas fait dans ma vie. Je marchais une nuit il y a plusieurs années pour me rendre à une supérette. Un homme qui était clairement SDF et tout aussi clairement alcoolique (et en état d’ébriété) est venu vers moi et m’a demandé de l’argent. Je lui ai répondu en toute honnêteté que je n’avais pas de liquide. Il m’a tout de même respectueusement salué et m’a souhaité bonne soirée. J’ai continué ma route. Je l’ai entendu adresser la parole à la personne qui se trouvait derrière moi. Et là j’ai entendu la voix d’un homme dire: « Casse-toi de là! » suivi par le bruit étouffé d’un coup de poing. Je me suis retourné et j’ai vu un jeune aux cheveux noirs bien lissés et portant un costume en train de cogner le SDF au visage. J’ai fait un pas vers eux. Et alors? Je n’ai rien fait. J’ai regardé l’homme d’affaire lui remettre deux coups, s’essuyer les mains sur son pantalon et s’éloigner, la tête haute, vers sa voiture. Son regard montrait qu’il ne ressentait rien. Je n’ai pas dit un mot. Je suis rentré chez moi.

Si c’était à refaire, je n’aurais pas laissé cette violence se commettre en ne faisant et en ne disant rien. Je me serais interposé, et j’aurais dit au jeune: « Si tu veux frapper quelqu’un, trouve quelqu’un qui puisse se défendre. »

Il y a la violence que l’on commet en mentant. Quelques pages avant j’ai mentionné ce journaliste Julius Streicher qui a été accusé au procès de Nuremberg pour son rôle dans l’holocauste nazi. Voici ce qu’un des procureurs a dit sur le rôle qu’il a joué:

« Il se peut que cet accusé soit moins directement lié dans les crimes commis contre les juifs. L’inculpation tient compte de ce fait pour dire que son rôle n’est pas le pire. Mais aucun gouvernement dans le monde (…) ne peut mettre en place une politique d’extermination de masse sans les personnes qui les soutiennent. Il incombait à Streicher d’inculquer aux gens le meurtre, à les pourrir avec la haine. Depuis le début il prêchait la persécution. Et quand la persécution a été mise en place il a alors prêché l’extermination et l’annihilation totale (…) Ces crimes (…) ne se seraient jamais passés si des gens comme lui n’y avaient pas œuvré. Sans lui, les Kaltenbrunners, les Himmlers (…) n’auraient eu personnes pour exécuter leurs ordres. »390 La même chose est vraie bien sûr aujourd’hui pour le rôle de la presse d’entreprise dans les atrocités commises par les gouvernements et les grands groupes industriels, dans la mesure où il y a une différence très significative.

Pendant des années je me suis demandé (et à mes lecteurs) si ces propagandistes – que l’on appelle communément presse d’entreprise ou journalistes capitalistes – sont mauvais ou stupides. J’hésitais pour l’un ou l’autre. La plupart du temps je pensais qu’ils étaient les deux à la fois. Mais aujourd’hui je pense qu’ils sont mauvais. Vous avez peut-être entendu parler de John Stossel. C’est un spécialiste, qui est à présent le présentateur d’un programme télévisé nommé 20/20, et qui très connu pour son émission « Lâchez nous! », dans laquelle, pour reprendre ses termes, il démystifie des idées reçues. La plupart d’entre nous appellerait ça « mentir pour servir les intérêts des entreprises ». Par exemple, dans l’une de ses émissions, il déclarait que d’ « acheter (des légumes) bio pouvait vous tuer » . Il affirmait que des études spécialement dédiées n’avaient non seulement pas trouvé de résidus de pesticides ni dans le bio ni dans le non bio, mais qu’en plus le bio contenait un plus fort taux d’E.coli. Mais les chercheurs cités par Stossel ont plus tard affirmé qu’il avait mal interprété leurs recherches. La raison pour laquelle ils n’avaient trouvé aucun pesticide est tout simplement parce qu’on ne leur avait pas demandé d’en chercher. De plus, ils ont dit que Stossel avait mal interprété les tests concernant l’E.coli. Stossel a refusé de publier cette erreur. Pire, le réseau a diffusé cette émission à deux reprises. Et pire encore, le directeur exécutif de l’émission 20/20, Victor Neufel était au courant de cela trois mois avant les diffusions. 391

Ce n’est pas inhabituel de la part de Stossel et compagnie.392 (…) Il y a quelques temps de cela un reporter de 20/20 m’a appelé, qui voulait me parler de déforestation. Le prochain « mythe » que Stossel voulait démystifier, a-t-elle dit, est que le continent est en train d’être déforesté. Après tout, et toutes les industries forestières le disent, il y a bien plus d’arbres sur ce pays aujourd’hui qu’il y en avait 70 ans plus tôt. Elle voulait la réponse d’un environnementaliste. Je lui ai dit que 95% des forêts natives de ce continent avait disparu, et que les créatures qui y vivaient, allaient disparaître aussi.

Elle a répété ce que les industries avaient affirmé et dit que Stossel allait se servir de ça pour dire : « Lâchez-nous! Il n’y pas de déforestation! » J’ai dit que ces affirmations reposaient sur deux prémisses qui n’avaient pas été énoncés et lui ai rappelé les premières règles de la propagande: si vous pouvez glisser vos prémisses dans la têtes des gens, vous les possédez. Le premier prémisse est la présomption insensée qu’une pousse de 24 centimètres vaut bien un arbre de 200 ans. C’est Sûr, il y a plus de jeunes pousses aujourd’hui, mais il y a bien moins d’anciens arbres. Et beaucoup d’industries font des rotations de 50 ans, ce qui veut dire que les arbres n’atteindront jamais l’âge de l’adolescence tant que la civilisation sera là. Le second prémisse est la présomption tout aussi insensée que des sapins Douglas sur une exploitation de monoculture (sur une rotation de 50 ans!)393 équivalent à une forêt saine, qu’une forêt est juste un tas d’arbres de même espèce poussant sur une colline alors que c’est plutôt un ensemble lié d’interrelations harmonieuses entre les saumons, les mulots, les champignons, les salamandres, les guillemots, les arbres, les fougères etc travaillant et vivant ensemble. Du basique.

Elle a répondu en demandant s’il n’y avait d’autres formes de vie sauvages qui n’étaient pas plus importantes aujourd’hui? Je lui ai rétorqué que le mensonge classique des industries forestières affirmait que parce qu’il y avait plus de chevreuils maintenant qu’avant, ça voulaient dire que les forêts se portaient mieux. Le problème est que les chevreuils aiment les lisières qui délimitent les forêts, donc cela veut dire qu’il n’y a pas plus de forêts mais plus de lisières, donc plus de déforestations. Affirmer cela est simplement mentir, ai-je rajouté. Je lui ai parlé pendant plus d’une heure, et à la fin elle semblait réellement comprendre ces problèmes. J’ai bien clairement fait comprendre que pour faire un appel tel que Stossel a fait – dire qu’il y avait bien plus d’arbres aujourd’hui qu’il y a 70 ans, qu’il n’a avait pas de déforestation – il fallait ignorer ces prémisses ou mentir. Comme nous l’avons écrit avec Georges Draffan dans Strangely Like War:

« Et même insinuer qu’une exploitation d’arbres peut ressembler à une forêt vivante est d’une ignorance extraordinaire et délibérée ou d’une malhonnêteté intentionnelle. Dans tous les cas ceux qui font de telles déclarations ne sont pas à même de prendre des décisions concernant les forêts. »394

Elle a compris ça. Nous lui avons envoyé une copie du livre. Elle a dit qu’il se pourrait que je sois du programme. Ils ne m’ont pas invité, ce qui est très bien. Mais voici le problème. Stossel a quand même sorti son programme. De plus, il a explicitement dit que ce qui indiquait qu’il n’y avait pas de déforestation était l’augmentation du nombre de chevreuils. Il savait pertinemment que ses affirmations n’étaient pas vraies. Il savait consciemment quels étaient les faits réels. Ces faits (que les pousses n’étaient pas des arbres anciens, que les exploitations d’arbres en monoculture n’étaient pas des forêts, et que la hausse du nombre de chevreuils n’indiquaient pas une hausse des forêts) ne sont pas des controverses ni des défis cognitifs. Ce ne sont pas des opinions. Il y a des faits aussi évidents que ceux qui affirment que l’eau est mouillée et que le feu est chaud, comme le fait que les arbres anciens sont anciens. Cela veut dire qu’il n’a pas la première excuse, celle de l’ignorance.395 Comme Streicher, il commet la violence en mentant: en violant la liberté, en violant ce qui est sacré dans les mots et le discours, en violant nos âmes, et en ouvrant la voie à un plus grande violation des forêts.

* * *

Tous les écrivains sont des propagandistes. Cela ne signifie pas qu’ils sont tous des menteurs. Certains le sont. D’autres non.

* * *

Je ne devrais probablement pas bloquer sur Stossel. Il n’est pas le seul menteur. Toute la culture est fondée sur des mensonges, du plus intime ou plus global. Les meilleures lignes que j’ai écrites sont dans A Language Older than Words:

« dans le but de maintenir notre train de vie, nous devons nous raconter des mensonges aux uns les autres, et surtout à nous-mêmes. Il n’est pas nécessaire que le mensonge soit particulièrement crédible, il faut juste qu’il ait été érigé comme une barrière empêchant l’accès à la vérité. Ces barrières sont nécessaires parce que sans elles bien des actes déplorables seraient devenus impossibles. Il faut éviter la vérité à tout prix. »396 

Les membres d’une famille violente se mentent les uns aux autres das le but de protéger ceux qui sont violents (ils se convainquent eux-mêmes – et sont convaincus par ceux qui sont violents et par la structure familiale entière – qu’ils se protègent), et de garder leurs structures sociales violentes intactes. Les membres de cette culture agressive se mentent les uns aux autres et à eux-mêmes dans le but de garder les structures sociales violentes de cette culture. Nous nous disons que nous pouvons détruire la planète – ou plutôt, pour ceux que ça importe, nous autorisons cette destruction – et vivre d’elle. Nous nous disons que nous pouvons perpétuellement utiliser plus d’énergie que celle qui vient du soleil chaque année. Nous nous disons que le fait que 90% des grands poissons des océans aient disparu ne peut pas être excessif. Nous nous disons que si nous restons assez paisibles, ceux qui sont au pouvoir vont cesser ce meurtre. Nous nous disons que la civilisation est la forme d’ordre social la plus désirable, ou vraiment la seule qui existe. Nous nous disons que ça va aller.

Stossel n’est pas le seul menteur.


387 Je la dois à Alex Guillotte.
388 Mes remerciements à Redwood Leaverish pour cette définition.
389 Williams, Martyn, «UN Study: Think Upgrade before buying a new PC: new report finds 1.8 tons of material are used to manufacture desktop PC and monitor.» Infoworld, 7/03/2004. (accès le 12/03/2004).
390   Conot, 384-85, citant Le Procès des grands criminels de guerre, volume 5, 118.
391 Cook, Kenneth, « Give us a Fake: the case against John Stossel », TomPaine.com, 15/08/2000, http://tompaine.com/feature.cfm/ID/3481 (accès le 13/03/2004).
392 Bien sûr ce n’est pas inhabituel de la part du journalisme d’entreprise/capitaliste, et là, je crois, le problème.
393   Ces sapins, de toute façon, ne se reproduisent pas durablement avant leurs 80 ans. Il n’y en aura plus de cet âge très bientôt sur ce continent.
394 Strangely Like War, 49.
395 C’est peut-être le bon moment de mentionner ce qu’avait proclamé Stossel sur les raisons qui l’avaient poussé à passer des intérêts du consommateurs à ceux des entreprises. « C’est que ça me gave. Et j’ai aussi fait tellement d’argent que ça ne m’intéresse plus de gagner un dollar sur une boite de conserve de petits pois. » Quand on lui mis cette déclaration sous le nez, il a dénié. Mais ça a été enregistré. Russell Mokhiber et Robert Meissman, « Stossel Tries to scam his public. » Les informations essentielles sur: http://lists.essential.org/pipermail/corp-focus/2004/000177.html (accès le 08/04/2004).
396 Jensen, Languages, 2. Cette version ici est légèrement différente car je n’ai pas aimé l’édition du paragraphe dans le livre. De plus, au cas où cela en intéresserait certains, ce paragraphe était à l’origine le premier du livre, mais je l’ai bougé aux 2/3 de la rédaction.

Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca

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