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Vous n’êtes pas fou et ce n’est pas votre faute

Derrick Jensen s’attaque à cette culture destructrice.

L’auteur écologiste radical Derrick Jensen s’est fait connaître par un gros travail de réflexion avec Endgame, qui compare la civilisation occidentale à une famille où la violence domestique règne. Il soutient que nous devons par tous les moyens chercher à faire tomber cette culture. Depuis Derrick Jensen a publié avec Karen Tweedy-Holmes un texte virulent sur les zoos et la captivité des animaux, Thought to Exist in the Wild, ainsi qu’un recueil d’entretiens incendiaires avec d’autres activistes, Resistance to Empire, et What We Leave Behind, co-écrit avec Aric Mc Bay, un texte polémique poignant traitant des notions de gâchis, de vie et de mort.

Récemment, Jensen s’est lancé dans la fiction avec While the Planet Burns, un roman SF satirique écrit en collaboration avec Stephanie Mac Millan, Song of the Dead, un thriller métaphysique, Live Less Valuable, un roman sur la vengeance, et Mischief in the Forest, un livre pour enfants illustré par Stephanie Mac Millan.

Ce dernier ouvrage raconte une belle histoire pour jeunes enfants sur une grand-mère qui vit « seule dans la forêt, sans aucun voisin. » Plus tard, avec ses petits enfants, elle découvre qu’elle ne vit pas seule dans cette forêt, et finalement fait la connaissance avec ses voisins – toutes les créatures de la forêt.

J’ai appelé Jensen en le joignant par téléphone chez sa mère à Crescent City, en Californie.

Zoe Blunt: Pourquoi ce livre est-il important pour les enfants élevés dans cette culture?

Derrick Jensen: J’ai lu une étude cette année qui dit que la plupart des enfants américains passe moins de huit minutes par jour dehors. Cela m’a fait pensé à ce qu’a écrit John Livingston, que les grandes villes semblent de prime abord être source d’hyper sensorialité alors qu’en fait elles ne sont qu’une privation sensorielle. La raison est que dans les grandes villes toute la perception sensorielle est crée ou médiatisée par les humains. Ce n’est pas comme ça que nous avons évolué – nous avons évolué dans des communautés plus larges d’êtres vivants, qui étaient nos voisins. Si vous vivez dans un monde où tout ce que vous percevez ou ressentez est crée ou médiatisé par des humains, vous commencez à halluciner. Pas halluciner dans le sens où vous prenez du LSD et commencez à pisser des fraises, mais vous vous mettez à penser que les humains sont les seules créatures vivantes qui importent – les seules qui existent. Les seules qui peuvent parler.

Toutes ces idéologies sont des hallucinations: comme par exemple que les actions de la bourse sont plus importantes que les êtres vivants. L’économie est plus importante que la vie de la planète. Il y a un Dieu, tout là haut, dans le lointain céleste. Tout ça ce sont des hallucinations. Malheureusement les gens agissent avec ces hallucinations.

Mischief in the Forest parle de se reconnecter, de se souvenir que nous avons des voisins. C’est une jolie histoire, crée par ma mère.

À un certain point, vous avez réalisé que la civilisation occidentale est un régime qui ne peut pas être réformé ou rattrapé. Qu’est-ce qui vous a amené jusque là?

Je pense que cela s’est fait par étapes – je n’en suis pas venu comme ça, en une seule prise de conscience. Il y a eu la violence de mon père. Pour ce qui est de le réformer ou de le rattraper, j’ai compris qu’on ne pouvait l’atteindre en premier. J’ai compris que l’argent menait l’Église et le système judiciaire. J’ai vu ce juge prendre le parti de mon père parce qu’ils étaient potes. Cela m’a donné une vision de la façon dont le système judiciaire fonctionnait.
J’ai réalisé enfant – j’avais quel âge, sept ans? – que l’on ne pouvait avoir une croissance infinie sur une planète qui ne l’était pas. J’en ai pris conscience parce que je vivais à la campagne où ils ont fait des regroupements de parcelles. Et en une année ou plus, tout cet habitat – je n’utilisais pas ce terme à l’époque, je disais « toutes ces maisons » – pour les crapauds, les passereaux, les chouettes, les écrevisses, les fourmilières – toutes ces maisons-là ont été transformées en maisons pour humains. Et je me souviens avoir pensé à ce moment, je me souviens avoir su « Cela ne peut pas durer, c’est si évident – si ça se passe ici, et si ça se passe ailleurs, alors ça se passe partout ailleurs et ça ne peut pas continuer. Tous ces animaux qui vont fuir leurs habitations. » Mais c’est une hallucination profondément dérangée de penser que cela peut continuer indéfiniment. Ce que j’ai vu c’est l’inexorabilité de l’expansion de cette culture.
Cette inexorabilité – ce qui arrive une fois que les cultures développent l’agriculture industrielle,  elles ne peuvent pas aller au-delà de la capacité porteuse de la planète. Et une fois que vous avez dépassé cette capacité écologique, vous ne pouvez plus vous arrêter, vous devez continuer en intensifiant de plus en plus l’agriculture industrielle, et l’épuiser jusqu’à ce que ça vous stoppe. C’est la voie de toute civilisation – elles dépassent la capacité porteuse et n’arrivent pas à faire marche arrière, alors elles  persévèrent jusqu’à l’effondrement.

Que diriez-vous à ceux qui sont aux prises avec l’horreur de cette prise de conscience, que la civilisation doit s’effondrer pour que la planète soit sauvée?

La première chose à dire c’est que vous n’êtes pas fous et que ce n’est pas de votre faute. Vous n’avez pas demandé à naître dans cette culture atroce et destructrice.

Je n’aime pas être dirigiste, mais quand les gens me demandent quoi faire, je leur dis de trouver une organisation qui fait du bon boulot et de se joindre à elle, ou de lancer leur propre organisation. La grande différence n’est pas entre ceux qui sont militants et ceux qui ne le sont pas, mais entre les gens qui agissent et ceux qui n’agissent pas.

Vous n’êtes pas fous, c’est cette culture qui est folle. Ce n’est pas de votre faute. Une façon pour cette culture d’avoir les gens c’est en entretenant cette illusion que « si je consomme de moins en moins, je ne contribuerais pas à la mort de cette planète. Si je porte jusqu’à l’usure mes chaussures recyclées et évite de prendre des douches, alors je ne prendrais pas part à cette destruction. » Mais les saumons se fichent bien de votre pureté et de vos choix de vie, ce qui leur importent ce sont les barrages et les élevages de poissons. La protection est une grosse escroquerie – beaucoup de gens y croient. Le problème est que 90% de notre eau est utilisé par l’industrie et l’agriculture. Ce que les humains utilisent équivaut à ce qu’use un seul terrain de golf municipal.

Alors quand on vous dit d’écourter vos douches, c’est de la prestidigitation. C’est un tour de magie – un jeu de mains. On essaie de vous faire penser que « si je prends une douche plus courte, alors ça va le faire. » C’est la même chose avec les déchets – une personne en moyenne produit 125 kg de déchets. Vous pouvez le réduire à zéro, mais la moyenne par habitant est de 26 tonnes! Parce que 97% est produit par l’agriculture et l’industrie. Si vous réduisez vos déchets à zéro, vous ne faites que jouer les « monsieur propre ».

Que ressentez-vous quand vous êtes confronté à cette réalité?

En deux mots: horrifié et déconcerté. Je pense tellement souvent que c’est un mauvais rêve au milieu duquel je vais finir par me réveiller. Personne ne peut être à ce point stupide, je veux dire 90% des poissons des océans ont déjà disparu. Nous faisons face à la mort de la planète et personne ne panique? Aux États-Unis on a un paquet de conservateurs élus. Il y a une ligne dans un livre de Eduardo Galeano qui dit que « la législation a voté que cela n’existait pas. » Le congrès débat sur le changement climatique cette année. Ils vont voter que cela n’existe pas.

Le narcissisme de cette culture me tue. Ça tue tout le monde.

D’un certain point de vue, je veux dire aux gens « grandissez, merde, pour voir au-delà de vous mêmes. »

Une chose dont j’ai pris conscience durant toutes ces années à écrire, c’est du niveau d’insanité qui n’a cessé de s’accroitre.
Dans A Language Older Than Words, je parlais de la façon dont les gens dans cette culture sont traumatisés par une éducation brutale des enfants., etc. Plus personne n’est capable d’entretenir de vraies relations avec les autres. C’est si différent des individualités du passé. Cette culture perçoit les arbres comme n’ayant rien à dire. Ce sont des choses mortes. Je parle des raisons psychologiques par lesquelles cela est arrivé. Donc là, la psychologie serait pauvre, malade et meurtrie.
Dans The Culture of Make Believe, j’ai appelé les exécutifs de l’industrie du tabac des « gros enculés de leur mère ».
Ensuite dans Endgame j’ai expliqué que c’était des sociopathes.
Il y a une grosse différence entre « meurtris », « enculés » et « sociopathes ».

Comment cette réalité affecte-t-elle votre quotidien?

Chaque jour une nouvelle horreur. Je ne sais pas comment vous pouvez regarder une déforestation et ressentir autre chose que de l’horreur, de la rage, de la douleur, de l’incrédulité, et un désir de vengeance, entre autre.

Parlons de vengeance. Vous savez que nous avons besoin de stopper ceux qui sont au pouvoir. Nous avons besoin de stopper ceux qui sont en train de tuer la planète. Pas seulement pour les stopper, nous avons besoin de venger les saumons. Nous avons besoin de venger les chênes, nous avons besoin de venger les indigènes, les pigeons voyageurs – et on peut continuer longtemps là-dessus.

Cette culture est insensée. J’ai été interviewé par ce type, Kevin Kelly (l’ancien éditeur de Whole Earth Catalog). Il a dit: « Vous écrivez qu’il faut mettre fin à cette culture, mais vous n’écrivez pas sur ce que feront les gens si cette culture s’effondre. » J’ai dit que je n’avais pas besoin de répondre, que les peuples indigènes nous donnaient des modèles. Il a demandé: « Que voulez-vous après l’effondrement de la civilisation? » J’ai commencé à faire la liste de tous: saumons, lamproies, oiseaux migrateurs, air pur, eau pure, salamandres, rainettes. J’ai fait la liste de tous ces animaux, ces plantes, ces arbres. Et il a demandé alors: « Et le carton? » J’ai dit: « le carton? » Il a dit: « Ouais, vous ne voulez pas de carton? » Et j’ai pensé: « le carton est plus important pour lui que la vie? » Puis il a dit: » Et l’électricité? » Alors j’ai dit que ni la production de carton ni la production d’électricité n’étaient durables.

Je pense que beaucoup de gens ne résistent pas à cette culture parce qu’ils sont insensés. Ils croient au système de valeur et ils sont insensés. Alex Steffen (l’éditeur exécutif de Worldchanging) a parlé du 100% de métal recyclé et que c’est durable. Vous savez ce que cela requiert de recycler le métal? Vous devez le chauffer pour le fondre. Une étude d’une demie heure a prouvé que c’était extrêmement toxique. Tous ces produits, en acier ou aluminium à recycler, c’est tellement toxique qu’on envoie le tout par bateau se faire traiter par des enfants. Il a juste fallu une étude de trente minutes pour montrer que ce n’était pas durable.

Comment arrivez-vous à être si prolifique?


Je ne travaille pas tant que ça… J’ai l’impression plutôt de gaspiller beaucoup de temps. J’écris tous les jours, et je n’ai pas l’impression que je me donne à fond, mais c’est vrai que je ne m’arrête jamais, – sauf là à cause de cette blessure, je ne prends jamais plus de deux jours. Je conçois que je fais un gros travail d’écriture – 15 livres en 10 ans, c’est beaucoup. Je m’impose des délais et je les respecte. Mais à chaque fois que je me mets à trouver que je travaille dur, je pense à ce que ce doit être pour un manutentionnaire au Guatemala ou un enfant travaillant dans une mine. Bien sûr, c’est très dur de travailler sur quelque chose qui n’a pas de sens.

J’ai des facilités – j’écris vite et bien. J’ai la chance de vivre à une époque où nous avons à former des cultures de résistance et à travailler à faire tomber la civilisation. (…) J’ai certaines facilités, si je ne les utilise pas au service de la communauté alors ça ne vaut rien.

Les gens ont besoin de trouver quels sont leurs dons et de les utiliser pour servir la communauté. Les gens me disent: « Vous devriez arrêter d’écrire et commencer à monter votre organisation. » Mais je déteste organiser. Sauf quand je suis en conférence, je suis très introverti. Je peux faire sans problème la promotion d’une organisation si on veut que je baratine. (…)

Qu’est-ce qui vous tient, face à toute cette insanité?

Je sais qu’on va finalement gagner, et je le sais car on ne peut pas combattre la nature indéfiniment. La civilisation va s’effondrer, et c’est ce qu’on est en train de voir maintenant. Les gens disent: « Ne fais pas sauter un barrage, ils vont juste le reconstruire. » Eh bien, ça a été vrai pendant longtemps, mais maintenant, ils n’ont pas les ressources. Ils n’ont simplement plus l’argent pour.


Entretien téléphonique avec Derrick Jensen, réalisé et retranscrit par Zoe Blunt, le 20 novembre 2010.

Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca

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