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Les autres côtés

Je pensais à une phrase d’un poème aztèque que j’ai lue il y a des dizaines d’années : « Que nous soyons venus sur cette terre pour y vivre n’est pas vrai: Nous sommes venus, mais pour dormir, rêver. » J’ai longtemps aimé cette phrase, bien que je ne sache pas si je la comprends totalement. Mais peut-être est-ce là la question.
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Saviez-vous que si vous empêchez une personne à la fois de s’alimenter et de rêver, cette personne mourra du manque de rêves avant de mourir de faim ? Les rêves viennent en troisième position dans les besoins vitaux, après l’air et l’eau. Les adeptes de la vivisection ont, dans leur insatiable quête pour de nouvelles tortures sur les non humains, tué des rats en les privant de rêves. Pas de sommeil, de rêves. Privés seulement des phases de sommeil sans rêves (avec encore les REM ou des phases de rêves dans le sommeil), les rats survivent, quoique misérablement. Privés de rêves, ils meurent dans les 3 à 8 semaines. Les nazis étaient moins nuancés dans leurs expérimentations : ils ont directement privé totalement de sommeil des prisonniers des camps de concentration, et ont remporté 264 heures. Après cela vous mourez.

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Et bien avant les 264 heures les rêves – images, histoires, nouvelles, rumeurs, leçons, les gens de l’autre côté – s’infiltrent dans le nôtre. On ne peut pas les nier.

A la fin des années 50 un animateur radio, Peter Tripp, a décidé, pour créer un événement, de rester éveillé pendant 8 jours et tenir son émission radio journalière. Il commença, comme font toutes les personnes privées de sommeil, à halluciner. Après 110 heures, ses hallucinations se radicalisaient et devenaient incontrôlables. D’après un rapport,  “Un docteur est entré dans la cabine d’enregistrement avec un costume en tweed sur lequel Tripp voyait des vers grouillant. (…) Dans le but de s’expliquer à lui-même ces hallucinations, qui lui lui apparaissaient comme plutôt réelles, il élaborait des rationalisations similaires aux illusions des patients psychotiques.”

Le rapport se poursuit, “Vers 150 il était désorienté, ne se rendant plus compte du lieu où il était, et se demandant qui il était. Il s’est mis à jeter des coups d’œil bizarres à l’horloge suspendue au mur de la cabine d’enregistrement. Les docteurs ont découvert après coup que sur l’horloge se trouvaient les traits du visage d’un acteur qu’il avait connu et qui s’était déguisé en Dracula pour un show télévisuel. Il commençait à se demander si il était Peter Tripp ou l’acteur dont il regardait le visage répliqué sur l’horloge… Bien qu’il ait réussi à rester éveillé continuellement, les impulsions de son cerveau étaient celles du sommeil profond. »

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Voici une autre façon dont les adeptes de la vivisection torturent les rats en les privant de sommeil : ils les placent pendant 27 jours dans une roue remplie d’eau qui les maintient en mouvement constant. Les électroencéphalogrammes révèlent que les rats dormiraient quelques secondes toutes les dix ou quinze secondes, se réveillant alors juste avant de sombrer dans l’eau.

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Les humains sont capables de rester conscients durant leur sommeil, ou du moins l’étaient, jusqu’à ce que ceux qui possédaient cette capacité soient exterminés par cette culture. Les Yagans, originaires de ce qui s’appelle Tierra del Fuego en Argentine, étaient capables de rester conscients dans leur sommeil. Comme un contemporain l’a écrit, les Yagans « montrent tous une habilité à s’endormir sans effort, restant aux aguets pendant leur sommeil, sans se laisser distraire. Ils dorment légèrement, s’éveillent rapidement et facilement, alertes et frais. Et même durant le sommeil chaque membre de la tribu semble savoir ce qui se passe et à l’état d’éveil montre une compréhension de ce qui est arrivé pendant qu’il dormait. Bizarrement, ces gens ne semblent pas être las ou fatigués par ces réveils répétés, parce qu’ils s’endorment aussi facilement qu’ils s’éveillent. Chaque membre de cette tribu semble être capable de s’allonger et de dormir, peu importe le moment de la journée, et peu importe tout ce qui bouge autour de lui.”

Je me demande parfois si nous ne vivons pas durant nos heures éveillées pour nourrir nos rêves.

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Je n’arrête pas de me demander dans quel but on rêve. Pourquoi je rêve ?

Et les rêves n’arrêtent pas de me donner la même réponse : mes questions sont trop limitées.

Et puis la nuit dernière j’ai eu ces rêves : des gens lançaient des flèches enflammées à ceux qui étaient en train de détruire des lieux sauvages. Et puis j’ai rêvé d’oies, en groupe. Et puis j’ai rêvé que je faisais l’amour avec une femme très belle.

Ne me demandez pas ce que ces rêves signifient. Je ne sais pas. Et dans tous les cas la question est trop limitée.

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Une partie de la raison pour laquelle on nous dit que les autres intelligences, et les conversations avec d’autres intelligences, ne peuvent pas exister est que c’est parce que les événements ne se répètent pas volontairement (autrement dit ils ne se répètent pas parce que les actants dans ces événements ont une volonté, contrairement aux événements qui ne se répètent pas parce qu’ils arrivent au hasard), et par conséquent ils ne sont pas prévisibles, et donc pas contrôlables. Cette culture est basée sur l’affirmation que le monde (exceptés les humains, parfois) n’a pas de volonté, qu’il est mécanique, et donc prévisible (le plus souvent dans l’absolu, à cause de son absence de volonté, ou alors dans la probabilité, à cause du hasard). Par conséquent, l’existence de cette volonté imprévisible détruit une affirmation fondatrice de cette culture. L’existence de cette volonté imprévisible invalide aussi l’ontologie, l’épistémologie et la philosophie de cette culture et révèle ces disciplines pour ce qu’elles sont : des mensonges sur lesquels baser ce système omnicide d’exploitation, de vol, et de meurtre. C’est plus facile d’exploiter, de voler ou de tuer quelqu’un dont vous prétendez l’existence insignifiante (spécialement si vous avez toute l’ontologie, l’épistémologie, la philosophie de toute une culture entière pour vous soutenir) ; bien sûr cela devient votre droit, votre devoir. L’existence d’une volonté imprévisible révèle ce que sont aussi bien les systèmes économiques et gouvernementaux de cette culture : des moyens de rationaliser et de renforcer des systèmes d’exploitation, de vol et de meurtre (par exemple, essayez de stopper l’exploitation, le vol et le meurtre de Monsanto, et voyez comment vous traitent les gouvernements dans le monde). Mais les volontés imprévisibles non humaines existent. Parfois certaines nous permettent, si nous le voulons, de les voir, et parfois non.

(…)

Il y a des années une amie amérindienne m’a raconté une histoire sur l’autre côté. Juste après la révolte zapatiste, cette amie s’est rendue à Chiapas pour participer à une conférence et à de nombreuses cérémonies avec des milliers d’autres peuples indigènes du monde entier. Une cérémonie était tenue dans le gymnase d’un lycée. Alors que la cérémonie commençait, mon amie a levé la tête et a vu les lumières qui pendaient au plafond commencer à osciller. Elle fait légèrement du coude à un homme à ses côtés et lui a montré cela des yeux. Il a levé les yeux, hoché la tête et s’est replongé dans la cérémonie. Elle a fait de même, jetant occasionnellement un regard pour voir si les lumières continuaient leur balancement. Elles continuaient. La cérémonie a tiré à sa fin. Elle a levé les yeux et a vu que les lumières ont cessé de se balancer juste à ce moment-là. Elle a donné un coup de coude à nouveau et a pointé encore des yeux la lumière. L’homme a regardé, a tourné son visage vers elle et a dit : « Je sais. C’est pour ça que les Blancs veulent nous tuer. »

(…)

Bien d’autres choses que l’écriture viennent de l’autre côté. Globalement toutes les cultures sauf celle-ci ont reconnu non seulement l’existence d’autres ombres ou côtés – j’emploie le mot « ombres » parce qu’il n’y a pas de raison de présumer que tout cela est linéaire : ce côté ici, cet autre côté là-bas ; et j’emploie le mot « côtés » au lieu de « côté » parce qu’il n’y a pas de raison de présumer que tout cela est binaire : seulement ce côté-ci et ce côté-là – mais aussi l’importance de maintenir des relations entre ces ombres et côtés ou parmi eux (ouvrir un accès maintenant ; fermer l’accès plus tard ; ne presque jamais accéder à cette place là-bas ou laisser cette place empiéter trop fortement sur ce côté-ci ; accueillir cet être-ci et non cet être-là quand ils choisissent de venir). Est-il possible qu’il y ait une corrélation entre le fait que notre culture manque de réelles relations avec ces autres côtés et le fait qu’elle détruise tout ce qu’elle touche ?

Traduction: derrickjensenfr.blogspot.ca

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