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Conquête

La haine de la nature est omniprésente dans cette culture. Omniprésente. Ce soir, j’ai lu un éditorial dans le magazine Forbes, intitulé « dans la bataille Homme VS. Nature, je choisis l’Homme ». L’article commence par :

« en accueillant la nouvelle année confortablement installés dans les hauteurs d’un balcon surplombant les rives manucurées de la rivière Miami, difficile de ne pas s’émerveiller devant la main de l’homme. Admirez les lumières triompher de l’obscurité, illuminant un canyon d’appartements qui était autrefois un marais paludéen. Oui, la nature sauvage intacte est un merveilleux endroit à visiter, mais la plupart des personnes rationnelles s’insurgeraient si elles étaient forcées d’y vivre ».

Il y a, évidemment, de nombreuses erreurs ici, l’une d’elles, et pas la moindre, étant que la « bataille », ou plutôt guerre, ou plutôt massacre, que « l’homme » livre contre le reste du monde — alias « la Nature » — détruit la planète. Ensuite, bien sûr, la démence de la croyance selon laquelle vous pouvez gagner une guerre contre la planète qui fournit les bases de votre propre vie ; ou plus précisément la démence de la croyance selon laquelle remporter une guerre contre la planète qui fournit les bases de votre propre vie peut finir autrement que par votre propre perte associée à celle de la planète ; d’où pense-t-il que proviennent les matières premières ayant servis à construire ces canyons d’appartements, ainsi que l’énergie qui alimente ces lumières ? Plus important encore, d’où pense-t-il que proviennent la nourriture et l’eau et l’oxygène ? Bien sûr, ce que « gagner » cette guerre signifie pour lui et ses semblables ne correspond pas au meurtre de la planète — on ne peut tuer ce que l’on perçoit déjà comme inanimée — mais plutôt à sa soumission totale envers sa volonté. A sa « réorganisation ». Ensuite, sa préférence de l’artificiel plutôt que du naturel, dans ce cas précis des lumières de la ville plutôt que de la nuit (et de la lumière de la lune, de la lumière des étoiles, ou de l’obscurité) et des appartements plutôt que des zones humides, ainsi que sa révérence quasi-biblique et certainement narcissique envers « la main de l’homme » ne sont pas seulement des indicateurs de la maladie de cette culture, mais sont essentiellement des énoncés explicites des croyances communes qui constituent cette culture : l’idée selon laquelle l’asservissement du monde est une bonne chose, et que cette asservissement peut se faire sans tuer la planète.

Une autre affirmation me dérange: « Oui, la nature sauvage intacte est un merveilleux endroit à visiter, mais la plupart des personnes rationnelles s’insurgeraient si elles étaient forcées d’y vivre ». Tout d’abord, quelques milliers d’années plus tôt, à peine (et en ce qui concerne la rivière Miami, quelques centaines d’années seulement), ce qu’il appelle la « nature intacte » ne s’appelait pas la « nature intacte », et n’était pas un endroit que les gens visitaient. Cela s’appelait « la maison », et c’était là où les gens vivaient, ces gens qui se sont battus contre la conquête et l’asservissement de leurs maisons, ces gens qui préféraient les zones humides et la lumière des étoiles aux appartements et aux lumières de la ville. De plus, dire que « la plupart des personnes rationnelles s’insurgeraient si elles étaient forcées d’y vivre », implique que ceux qui y vivaient volontiers n’étaient pas aussi rationnels que ceux qui ont détruit cette « nature » et que les humains (et non-humains) qui appellent cet endroit leur maison. Cela suppose qu’ils n’étaient pas aussi rationnels que ceux qui vivent dans des canyons d’appartements ; ce qui est tout à fait conforme à la croyance commune des membres de la culture dominante selon laquelle les peuples indigènes — alias les gens qui vivent dans la « nature intacte », alias « les primitifs » — ne sont pas entièrement rationnels.

Voici ce qui ne me semble pas rationnel ou raisonnable: endommager la capacité de la terre, notre seule maison, à soutenir la vie. Rien n’est plus déraisonnable, irrationnel, stupide ou maléfique que ça.

Je voudrais mentionner un passage de plus, situé vers la fin de l’essai de Forbes:

« Donnerons-nous carte blanche aux leaders qui célèbrent l’exceptionnalisme de l’homme, qui comprennent que les problèmes incidents créés à mesure que nous exploitions la technologie pour plier la nature à notre volonté peuvent être résolus à l’aide de plus de technologies ? Ou cèderons-nous le pouvoir sur toutes les facettes de nos vies à une élite [sic] qui prétend s’exprimer au nom de l’environnement inanimé [sic], qui cherche à nous obliger à vivre avec moins, à redistribuer notre propriété, et qui habilite des aménageurs centraux, nommés, à revoir à la baisse et à redessiner la civilisation afin d’apaiser la colère de Mère Nature? »

Encore une fois, ces exceptionnalistes humains, ce qui n’est qu’une autre façon de nommer les suprémacistes humains — et la même chose est vraie de l’exceptionnalisme (ou du suprémacisme) blanc, de l’exceptionnalisme (ou du suprémacisme) masculin, états-unien, capitaliste ou civilisationnel — absoudent les effets nuisibles de leur exceptionnalisme et de leur suprémacisme. Comme toujours, cette absolution a lieu parce que ce sont les victimes des suprémacistes qui en subissent les effets, et non pas les suprémacistes eux-mêmes, qui sont — quelle surprise — les bénéficiaires de l’exploitation qui accompagne cet exceptionnalisme ou ce suprémacisme. Deux cents espèces ont disparu aujourd’hui. 98% des forêts anciennes ont disparu. 99% des prairies. 99% des zones humides. 90% des grands poissons des océans. Les crustacés du Pacifique Nord-Ouest connaissent un échec de reproduction en raison de l’acidification (induite par l’industrialisme) des océans. Voilà ce qu’il appelle des « problèmes incidents », enfin, quand il ne considère pas cela comme des choses positives. Et rappelez-vous, il n’importe pas ; ce qui importe c’est son articulation de l’attitude narcissique et destructrice qu’est la culture dominante — l’extirpation des non-humains est au mieux un problème incident, mais plus souvent soit un progrès (la conversion de ces marais dégoutants en glorieux canyons d’appartements), soit la production (le développement des ressources naturelles), ou quelque chose de totalement insignifiant. Parce que cela arrive à quelqu’un qui — ou, selon la formulation du suprémacisme humain, à quelque chose qui — n’est pas entièrement vivant, pas entièrement « rationnel », pas entièrement conscient, et certainement pas digne de considération morale.

L’extirpation des non-humains est parfois perçue comme le “sauvetage de la terre”, comme le montre une Une d’un article du Los Angeles Times d’aujourd’hui, intitulé « sacrifier le désert pour sauver la terre ». L’article parle de la façon dont l’état et les gouvernements fédéraux, ainsi qu’une grosse corporation, et des organisations/corporations « environnementales » détruisent d’immenses pans du désert de Mojave afin d’y implanter des panneaux solaires. Le désert n’est pas sacrifié, comme le prétend l’article, pour sauver la terre, mais pour générer de l’électricité, principalement pour l’industrie. La terre n’a pas besoin d’électricité : l’industrie oui. Mais encore une fois, selon cette perspective narcissique, l’industrie est la terre. Il n’existe et ne peut rien exister d’autre que les suprémacistes eux-mêmes.

Voici quelques-uns des autres problèmes de ce texte de Forbes, des problèmes qui sont presque universels dans la manière de cette culture d’être au monde. Tout d’abord, il y a l’immoralité (et, dans cette culture, l’ubiquité) de cette volonté de « plier la nature à notre volonté ». Mais nous pourrions aussi parler de l’enthousiasme enjoué de cet auteur de Forbes quant à l’asservissement de la planète entière à ce qu’il pense être « notre volonté », et accusant ensuite immédiatement quelqu’un d’autre de faire partie d’une sorte d’élite. Vouloir que le monde entier se plie à votre volonté n’est-ce pas par définition faire partie d’une élite ? Nous pourrions également parler de la dissonance cognitive qui accompagne inévitablement la propagation des mensonges comme celui de l’exceptionnalisme humain, dans ce cas précis la dissonance se manifestant par la considération de la nature non-humaine comme inanimée, mais immédiatement suivie d’une mention de la « colère de la Nature ». De quoi s’agit-il alors : de la « Nature » inanimée ou de la « Nature » en colère ? Ce n’est pas possible d’avoir les deux. Son langage révèle manifestement qu’à un certain niveau, même son suprémacisme humain reconnait que le monde réel a des raisons d’être en colère.

Je trouve cela extraordinaire — et, bien sûr, tout à fait attendu— que tant de suprémacistes humains parlent joyeusement de faire plier le monde entier à « notre » volonté, et tentent de nous forcer tous à vivre avec moins de planète (et de forcer tous ceux qui sont exterminés à ne plus vivre du tout), mais paniquent à l’idée de quiconque tentant de contraindre leurs propres libertés de quelque façon que ce soit, à l’idée de quelqu’un les « obligeant » à vivre avec moins de produits de luxe (produits qui sont obtenus en forçant d’autres à se plier à leur volonté), et qui paniquent également à l’idée de redessiner cette culture afin qu’elle soit en phase avec les besoins de la planète, la source de toute vie.


Traduction: Nicolas Casaux

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